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Pour que l’Armada soit accessible au plus grand nombre, le Département met à disposition un de ses bacs afin de permettre, sur chaque rotation, à une centaine de personnes en situation de handicap et à leurs accompagnateurs de voir les navires au plus près.

Armada jour 3, le matin s’achève sous un soleil oppressant. À l’embarcadère de Dieppedalle, c’est le calme avant l’effervescence. Plusieurs tentes abritent des espaces réservés aux passagers de la journée. Bénévoles et agents du Département s’activent déjà. Les deux saisonnières, Camille De Fougy et Léonie Brard, zigzaguent avec dynamisme entre les chaises de l’espace d’accueil. C’est d’une seule voix qu’elles évoquent les trois priorités à suivre dans leurs missions : « empathie, patience et bienveillance. L’important est aussi de soigner la communication. Ce n’est pas toujours facile, avec des personnes malentendantes par exemple, mais on y arrive toujours. De plus, nous travaillons ici avec des handicaps physiques et mentaux, des enfants et des résidents d’EPHAD, cela rend l’expérience encore plus enrichissante ! ».

Le bac précédent va bientôt arriver. Il est rempli, les visites ont du succès et tous les jours sont complets. Pour le moment, le principal est de préparer des dizaines de sacs remplis de goodies, à commencer par des casquettes qui seront portées immédiatement. Il reste quelques gilets de sauvetage accrochés près de l’entrée. Ils seront bientôt l’objet de toutes les attentions. Des bouteilles d’eau fraîche et des biscuits sortent des frigos et des meubles de rangement, situés non loin d’un espace médicalisé. La sécurité est assurée, notamment par la vigilance d’au moins un médecin à bord. Les premiers minibus gagnent le parking sécurisé et les passagers investissent l’espace pour se poser quelques minutes en attendant l’arrivée du bateau. Une dame âgée un brin confuse se dirige vers l’eau, comme pour aller se baigner, martyrisant son déambulateur pour arriver le plus vite possible dans le fleuve. L’accompagnatrice en chef voit rouge et entame un sprint pour la remettre dans le droit chemin. Derrière elle, une dame se confie, « j’espère voir le bateau hollandais. J’ai vécu quatre ans là-bas, il me reste quelques rudiments de langage ! ».

L’ambiance passe à celle d’un restaurant qui vit les premières minutes du « coup de feu ». Heureusement, Véronique Calentier, infirmière à la retraite, déborde d’énergie. Elle accueille, sert des rafraîchissements, s’empresse de procurer des gilets aux responsables d’associations. Elle a un mot pour chacun, rassure, explique et fournit les informations utiles. Quand on lui demande si elle apprécie cette polyvalence nécessaire, elle a pourtant un peu de mal à trouver des mots. Et c’est avec une modestie non feinte qu’elle répond. « Pour moi, infirmière de profession, c’est naturel de donner de mon temps. J’aime servir et j’essaie d’aider de manière générale. Ma récompense c’est le sourire et les remerciements des gens ».

Dans la salle, la chaleur ambiante commence à tourmenter les plus fragiles quand une rumeur se propage. La silhouette du bac se dessine au loin. On bruisse d’excitation. L’embarcation longe les berges et opère un délicat demi-tour avant de finir sa course au début de l’embarcadère. Le débarquement commence. Ceux qui partent sont ravis, tout comme ceux qui arrivent, guidés par les recommandations des agents départementaux. On prend le temps de s’installer confortablement. Le comptage des passagers est mené pendant que les moteurs émergent de leur léthargie. Les premières rides sur l’eau apparaissent alors dans le sillage du bateau.

Il faut une dizaine de minutes au bac pour parvenir aux premiers navires de l’Armada. C’est justement lors de l’entrée au port de Rouen qu’une voix féminine résonne. Provenant de la cabine de pilotage, elle appartient à une jeune femme joviale. Elle s’improvise conférencière et présente en détail la majorité des vénérables bateaux amarrés. Les histoires, noms et anecdotes fusent. La narration est claire et concise. Passagers et passagères les écoutent religieusement. On s’amuse à reconnaître les drapeaux, celui des Pays-Bas flotte au-dessus de l’Atlantis, un trois-mâts barque datant de 1905. On entend un « goedendag » tonitruant qui s’élève du bac. La dame hollandaise d’adoption a osé le lancer de toutes ses forces, comme on jette une bouteille à la mer. Et maintenant, elle rit car un des matelots lui a répondu d’un sourire et d’un geste de la main.

Les smartphones sont dégainés depuis belle lurette. Leurs capteurs photos s’orientent de tous les côtés et immortalisent les vaisseaux, la foule, toute la vie qui bouillonne. Le bac glisse sur la Seine, il fait beau et une brise adoucit les rayons solaires. L’espace de cette croisière, les obstacles du quotidien s’estompent. Il n’y a plus de trottoirs hostiles, de regards inquisiteurs, de places réservées que des malappris s’arrogent. Juste de l’eau, des bateaux et des histoires épiques de marins du monde entier. L’essence même d’une Armada. 

Aux alentours, sur le pont de certains bateaux, des gens endimanchés se caressent de compliments. Sur les quais bondés, des fours à pizzas se vendent et des parfums d’andouillette embaument l’air. Les passagers en sont épargnés. Ils n’ont d’yeux que pour les navires : le Belem, la Recouvrance, et bien sûr le majestueux Cuauhtémoc avec ses mensurations démesurées et son immense étendard du Mexique.

Après être passé sous le pont Flaubert et avoir admiré l’impressionnant cargo Canopée, long de 121 mètres et servant à transporter des éléments de la fusée Ariane 6, il est déjà temps de revenir. Un autre ballet de départ et d’arrivée va bientôt commencer à l’embarcadère de Dieppedalle. Placé au tout premier rang du bac, Claude Barghon, professeur d’histoire-géographie à la retraite et en chaise roulante depuis trente ans (à gauche sur la photo ci-dessous), a savouré comme il se doit les nombreuses références historiques citées lors de la traversée. Lui aussi a le sourire aux lèvres. Rien d’étonnant pour ce passionné de théâtre membre de Lu.ci.de, une association dont le but est d’ouvrir les yeux sur le handicap, et à qui le mot de la fin, tout en résilience et en optimisme, revient. « Je me présente comme un PMR, une personne à mobilité réduite. Quand je suis devant ma femme, je suis une PSA, personne en situation amoureuse. Et, vous savez, au Québec, ils disent PAC, pour une personne autrement capable, et c’est beaucoup mieux parce qu’une expression positive avec le mot handicap dedans, je n’en connais pas une ».