Au pied de la zone industrielle du port de Rouen, sur les quais de Croisset, plane encore l’ombre du grand Flaubert. De l’ancienne propriété familiale aux murs blancs, il ne reste plus qu’un pavillon de jardin et le souvenir d’une vie consacrée à la littérature.
Il y a deux siècles, à l’époque où hurlaient encore les loups dans un Canteleu rural, la bourgeoisie rouennaise en mal de campagne quittait alors la ville pour venir se mettre au vert dans les hameaux des bords de Seine. C’est précisément ce que fit Achille Flaubert, chirurgien-chef de l’hôtel-Dieu et père de Gustave, qui acheta une demeure à Croisset en 1844 pour s’y rendre avec sa famille à la belle saison. Deux ans plus tard, frappé par le double décès de son père et sa sœur Caroline, Flaubert s’y retranche avec sa mère et sa nièce et en fait son lieu d’écriture. La Seine l’inspire, ses lumières, le passage des grands navires et des remorqueurs, un horizon fait de voyages. Parfois, il descend se promener jusqu’au chemin de halage, se baigne dans le fleuve, et tard dans la nuit, ce bourreau de travail profite de la quiétude de son cabinet de travail pour écrire dans une ambiance presque monacale. Si Flaubert aimait à cultiver son image « d’ours de Croisset », la réalité est un peu plus nuancée. Sa vie se partage entre le calme de la campagne et ses virées dans la capitale où il retrouve ses amis parisiens. À Rouen, il est plutôt considéré comme un original, et en retour, réserve pour sa ville des mots peu flatteurs ; ce qui ne l’empêchera pas d’en faire un décor pour ses romans, à commencer par Madame Bovary.
La mort de Flaubert en 1880 emporta avec elle le secret de ces lieux. Aux prises avec des difficultés financières, sa nièce Caroline Commanville, unique héritière, vend la maison qui est aussitôt rasée pour construire une distillerie, puis une papeterie. L’ancienne campagne se transforme peu à peu en faubourg industriel. Puis, timidement, à l’aube du XXe siècle, la littérature fait son retour. En 1906, le pavillon est transformé en musée et en 1914, il est classé au titre des Monuments historiques. Enfin, la bibliothèque de Flaubert, dont l’intégrité a été conservée, retrouve dans les années 50 le chemin de Croisset et est depuis 1990 installée dans la salle des mariages de l’Hôtel de ville de Canteleu. Avec le temps, les Rouennais se sont réconciliés avec leur grand écrivain qui repose désormais aux côtés de ses proches et de son ami Louis Bouilhet, dans une humble tombe blanche du cimetière monumental.